Atelier du 26 septembre 2016
Exercice : Ecrire un texte sur le tableau de Paul Cézanne : « La pendule noire »
C’est l’heure du thé, du moins le pensait-il. Cela faisait longtemps que le temps s’était arrêté pour lui. Il avait gardé les horloges mais retiré toutes les aiguilles. Cruelles flèches qui piquaient son cœur à chaque seconde, chaque minute, chaque heure. Voir le temps défiler lui rappelait combien il était seul et chaque mesure de temps l’éloignait de sa jeunesse et le rapprochait d’une mort solitaire .
Dans sa grande maison s’entassaient les souvenirs de toute une vie, des milliers d’histoires à raconter mais personne pour les entendre. C’était un vieux monsieur qui avait connu l’amour, la gloire, l’aventure et qui maintenant restait assis, le regard posé sur les témoignages muets de sa vie passée. Un silence plein de mélancolie, que même le tic-tac des horloges ne troublait plus, régnait dans la pièce.
Il fut un temps où les gens se précipitaient pour répondre à ses invitations, où il était entouré de personnes suspendues à ses lèvres qui s’enivraient des récits de ses voyages, de ses anecdotes, de sa vie. Mais « je te confirmerai » avait remplacé « avec plaisir, bien sûr » puis s’était mué en « d’accord, je passerai si je peux ». Mais personne ne pouvait jamais, ni ses vieux amis, ni les nouveaux, ni ses enfants. Il avait arrêté d’espérer voir arriver les gens quand il leur donnait un horaire. Aux fur et à mesure des années, les gens venaient de plus en plus tard et de moins en moins nombreux, et au fur et à mesure des années, il avait appris à redouter et même craindre le cliquetis des aiguilles, impassibles annonciatrices du retard de ses hôtes, trahissant l’indifférence croissante de ses proches.
Aujourd’hui encore il avait invité ses fils, leurs femmes, ses amis, les amateurs de belles histoire à prendre le thé et tous avaient répondu « oui, je passerai, si je peux ». Par réflexe, il regarda son horloge sans aiguille, les babioles et souvenirs entreposées autour de lui, puis se servit une tasse de thé.
Léo-Paul
Paul
Encore un salon sans moi. Paris ne m’aime pas. Emile ne m‘aime plus. Me reste-t-il du temps ? Je ne sais pas et ne veux pas… Pourtant ils sont venus et Jeanne les a reçus en mon absence-présence inavouée et inavouable. Edouard a laissé sa chemise, Claude la tasse à café, Edgar le coquillage chanteur, Seurat le vase. Seul le citron est mien, un fruit, seul pour une fois. J’ai mutilé l’horloge pour que le temps me les garde tous, et toujours, jusqu’à ma fin.
Bertrand
Elle était morte ! Et il se demandait toujours pourquoi elle l’avait laissé là, si seul ! Alors, lui, il avait arraché les aiguilles de la pendule qui ne rythmerait plus leurs jours heureux. Le temps pour lui était aboli… Il avait réuni sur cette table toutes le choses qu’elle aimait, comme un dernier hommage, toutes ces petites choses qui avaient fait leur bonheur : il avait fait de sa robe de mariée une nappe immaculée. Il avait posé dessus la sempiternelle tasse de thé qu’elle prenait toujours agrémentée d’un zeste de citron ; le vase qu’elle remplissait tous les matins de fleurs fraîchement cueillies, comme si elle savait déjà que chaque jour était unique, et si vite passé ; il avait aussi posé ce coquillage, immense, qu’ils avaient trouvé un matin, sur leur plage, celle où ils s’étaient aimés. Ils avaient ri ensemble d’y écouter la respiration éternelle de la mer, comme des enfants ; et puis il avait délicatement amené l’urne où reposaient ses cendres… Et la sienne, qu’il ne tarderait pas à remplir… pour lui tenir compagnie.
Fabienne
D’après un tableau de Cézane….
Je rentre de mon parcours journalier à la sainte Victoire où je cherche sans m’y accrocher à écouter le vent, tu vois ?
Cézanne, toujours le même angle, la même place, des horaires différents pour envahir l’esprit à travers ses toiles de la Victoire. Il n’y a rien de plus abstrait et impersonnel, presque, que ces tableaux, toujours les mêmes, comme des témoins ridicules du temps qui passe.
Et puis l’autre jour, vé, je me suis arrêté devant un autre de ses tableaux…. l’horloge noire. Je suis tombé raide ! Le temps absorbé dans cet écran sans aiguilles, ces linges blancs, ce vase allongé et surtout la conque, vulve marine abandonnée d’un rêve. De quoi titiller l’esprit des simples et interroger l’histoire de ces peintres, tu sais comme on dit d’untel que c’est un peintre, un inutile qui ne peint même pas ce que tout le monde voit !
Et ça m’a fait penser à Vincent, et obligatoirement à Jeanne, par contre-coup ! Et retour à Paul.
Y se sont connus, tous les trois, voyages d’Arles à Aix, d’Aix en Arles ! Y z’étaient amoureux tous les deux de la même ! Tu parles, Jeanne, la belle Jeanne Calmant elle leur avait fait perdre la tête à tous les deux. Même que Vincent, y s’était coupé l’oreille parce qu’elle ne voulait pas de lui ce jour-là !
Chaque fois que je la raconte, tout le monde me dit que je galège ! C’est pas vrai que Vincent et Paul y z’ont connu la Jeanne ! Et pourtant ! Jeanne, elle était là pour les surveiller, les peintres, vé ! Elle était agent secret ! Dans son jeune temps, tu vois ? Mais là, cette horloge, elle me faisait un effet ! Comme si Paul, il avait voulu faire une entorse à sa propre postérité, tu vois ? Comme pour brouiller les pistes… étrange de sa part, non ? Tu vois, Vincent, ça m’aurait pas étonné ; mais Paul !! Entre l’insoumis et le premier de la classe, j’aurais plutôt parié sur Vincent, tu vois ?
Ça doit être l’influence de Jeanne ! J’en mettrais ma main à, couper, tu vois ?
Jean
Tels des pénitents agenouillés, trois pans de toile rèche et vaguement grisâtre, recouvraient grossièrement la table où demeuraient encore les reliefs d’un déjeuner interrompu. Symbolisé par l’horloge muette – car sans aiguilles -, le temps, immobile, cristallisait l’instant fatidique d’un départ. Un citron toujours entier narguait la tasse esseulée où un thé, déjà froid, s’étiolait.
La clef de cette énigme résidait peut-être dans cet objet insolite à gauche du tableau : un lourd et très gros coquillage… l’appel du large, à n’en pas douter ! La bouche écarlate et disproportionnée de cette conque donnait à l’ensemble de la composition un aspect glauque et inquiétant. Du sang, c’est sûr ! Un sang sale et poisseux, coulerait bientôt…
Effrayé, le peintre lui-même avait dû fuir… Car je constatais, étonnée, que l’oeuvre abandonnée ne portait pas sa signature.
Patricia
Exercice : association improbable
Chacun pioche un papier 1 (noms) et un papier 2 (adjectifs) et doit écrire un texte avec l’adjectif qui doit se rapporter au nom.
C’est un gentil verre à pied qui rend visite à son amie la flûte :
- Ma douce amie, vos courbures échancrées me font pétiller de désir.
Et la flûte de répondre :
- J’espère bien mon cher, et sachez que vos rondeurs enivrent mes sens.
Et voici que les deux récipients entamèrent une discussion où les mots doux coulaient à flot. Mais la flûte ne se sentait pas prête à sauter le pas, quand bien même notre entreprenant verre à pied, qui la buvait du regard, ne la laissait pas indifférente. Le verre dit alors :
- Ma fluette amie, je comprend votre retenue, mais je vous attendrai, je vous attendrai jusqu’à ce que ma vie s’écoule, jusqu’à la lie. Elle pensa « qu’il est gentil » ; mais soudain, un humain eut un geste malheureux et le verre glissa puis chuta. Et spling !!!
Léo-Paul
Une bouteille de vin gentille
Oyez ! Oyez bonnes gens ! Sur ordre du roi :
“En l’honneur du mariage princier unissant sa fille cadette, la pricesse Candice, au prince Gontrand de Monferrant, futur héritier des Trois Royaumes, il sera offert à chacun des sujets de sa majesté convolant en justes noces au cours des trois mois suivants le mariage princier, une gentile bouteille de vin rouge tirée des chais royaux”.
… La réputation de ce vin trop vert, aigre et sans parfum était telle que seuls quelques rares mariages de raison furent celébrés à ladite période.
Patricia
Une pince à cheveux aveugle
Aveugle, la pince à cheveux ! Tu parles, il est chauve ! Et avec ça il va falloir que je trouve une suite pour un chauve aveugle qu’a trouvé une pince à cheveux dans les replis de sa perruque ! Nous sommes sous Louis le Xème, roi des Francs !
Alors voilà : en ce temps-là, la campagne n’était pas aussi accueillante que de nos jours et le temps s’écoulait différemment. Et du coup, dans le scénario, y a quelque chose qui se dérègle, comme qui dirait une réplique déplacée par rapport au déroulement de l’action. Il s’avance, elle arrive, ils vont pour s’embrasser, et alors elle lui demande d’un ton feutré mais amoureux, s’il a descendu la poubelle. C’est ça l’amour, elle en pince à cheveux pour l’aveugle, l’amour, l’amour aveugle, oui ?
Jean
Une brosse à dents angoissée !
Je suis angoissée !!! Tous les matins ! va-t-il ou ne va pas t-il se servir de moi ! Comme sa maman lui a appris et répété, matin et soir ?
- Mon chéri, tous les matins et tous les soirs, tu dois brosser tes dents !
- Mais enfin, maman, pourquoi ? Je suis un carnassier et mes dents se nettoient toutes seules à déchiqueter cette viande ! N’ai-je pas déjà les dents toutes blanches !
- Oui, mon fils, mais un beau vampire a les dents, certes blanches, mais doit aussi sentir bon le dentifrice à l’ail !
Fabienne
DEVOIR : Il y avait du chagrin dans cette lettre. Plein. Elle était trop lourde, trop humide ; personne n’osait l’ouvrir. Cependant, il fallut bien…
Il y avait du chagrin dans cette lettre. Plein. Elle était trop lourde, trop humide ; personne n’osait l’ouvrir.
Cependant, il fallut bien. En la décachetant, Joseph dut se rendre à l’évidence : elle ne contenait pas que du papier. Il extirpa de la grande enveloppe en kraft lourd, un objet qui semblait tout aussi ancien que son contenant. À première vue un tissu, mais à y bien regarder, il s’agissait de tout autre chose. L’odeur qui s’en dégageait n’était pas à proprement parler désagréable, mais étrange, ne lui rappelant rien de connu. Ou alors très vaguement des effluves de sous-bois, avec un léger côté acidulé et doucereux. En dépliant doucement l’objet il remarqua qu’il était assez souple. Il s’agissait d’un rectangle plié en quatre, recouvert sur la partie centrale d’une de ses faces d’un dessin compliqué dont les détails s’étaient plus ou moins estompés. Quelques lignes semblaient être des annotations, assez peu lisibles. La première chose à laquelle il pensa fut à une carte. En regardant de près le support, Joseph en conclut qu’il pouvait s’agir d’une peau animale, mais de quel animal pouvait-elle donc provenir ? La journée finissait et la lumière, plus douce et rasante, lui permettait de mieux distinguer les formes esquissées. Ce qui lui avait paru ressembler au dessin d’un littoral lui évoquait maintenant des formes plus abruptes, plus anguleuses. Comme un plan sommaire, d’une ville, les rectangles estompés, peut-être des bâtiments, étaient au nombre d’une quinzaine alignés sur trois rangées. Prenant une loupe dans son tiroir et rapprochant une petite lampe qu’il alluma, il tenta de déchiffrer les inscriptions.
Elles étaient disposées dans les interstices séparant les rectangles du milieu, en quatre blocs de signes ou de lettres. Il lui fallut toute la soirée et une partie de la nuit pour avancer un peu dans cette recherche. Il se demanda même s’il devait continuer et s’obstiner dans ce travail pénible. En premier lieu, qui donc lui avait envoyé ce colis ? Aucune indication sur l’enveloppe n’avait pu le mettre sur la piste, pas même son nom n’y figurait. Le facteur la lui avait apportée car un dépositaire inconnu l’avait laissée au bureau de poste en disant qu’elle était « pour celui qui cherche là où les autres ne trouvent rien ». Son travail d’historien reconnu naguère faisait qu’il se retrouvait parfois, maintenant qu’il avait pris sa retraite, à résoudre des énigmes qui, la plupart du temps, n’en étaient que de nom. Au milieu de la matinée, il avait réussi à déchiffrer une partie des inscriptions. Le texte pouvait ressembler à quelque chose comme : « stade nib edie mygdi ». Il utilisa sur son ordinateur une grille de résolution numérique qu’il avait mise au point pour ses recherches : il dut encore y passer une bonne partie de la journée. Le soir venu il alluma à nouveau la lampe. Ce qui le mit sur la voie ce fut la lumière filtrant à travers l’abat‑jour en vessie de porc : il remarqua que la peau tannée dessinait un fin réseau qui ressemblait étrangement à celui qui se devinait sur le document. Ensuite, tout s’assembla très vite dans son esprit. Il avait voulu lire une phrase en essayant de lui donner une signification en français, mais à bien y regarder certaines des lettres qu’il avait cru voir n’étaient pas vraiment écrites sur ce qui lui semblait maintenant de toute évidence être un parchemin. Quel genre de parchemin, il avait peur de ne pas avoir réellement envie de le découvrir.
Si on ne gardait que les lettres qui avaient été inscrites, et si on prenait la peine de réécrire celles qui s’étaient effacées, dont on percevait encore la trace ténue, on lisait : « stad nie bedziemy nigdzie » ! Cette phrase maintenant reconstituée en Polonais, la langue de ses parents « stąd nie będziemy nigdzie » (stand nié viémjièmé nidjié) prenait la signification de : « d’ici nous n’irons plus nulle part ». Écrit sur ce qui était bien le plan d’un groupe de baraquements qui ne pouvait être que celui d’un camp, cela donnait un sens terrible à l’origine de cette carte, et plus encore au matériau sur lequel elle avait été dessinée. Si la trame de l’abat-jour présentait des dessins similaires, c’est que le porc a un cuir fin, comme la peau de celui sur qui tout ça avait été tracé, et qui laissait un dernier et désespéré témoignage. Et c’est à lui, Joseph Karski, qu’était parvenu ce message, lui qui maintenant, sur cette missive dont il comprenait et le sens et la nature et qu’il n’osait plus toucher, aurait pu rajouter ce nom qu’il avait vu si souvent écrit lors de ses recherches : Auschwitz Birkenau.
Diego
Courrier
Il y avait du chagrin dans cette lettre. Plein. Elle était trop lourde, trop humide, personne n’osait l’ouvrir. Cependant il fallut bien…
La pluie avait maintenant complètement cessé. Elle était mêlée de cristaux qui brûlaient les yeux, irritaient le nez et gerçaient les lèvres. La marée était pleine avant le jusant. Pleine du grouillement des galets qui s’entrechoquaient en crécelles. Pleine de la lumière ronde, intermittente et cruelle de la lune de mai. Pleine de sel. L’air puait l’iode, le goémon et le silex heurté. La foudre avait frappé toute la nuit presque sans discontinuer. A présent les rafales se calmaient. Les mots rocailleux revenaient à la vilaine troupe qui m’accompagnait, éclairée par des brandons de guerre. Faute de mieux, ces hommes de peu de foi s’étaient abrités derrière les chevaux de trait amenés à dessein sur cette plage. La carvelle bretonne n’avait pas résisté à la tempête divine. Deux de ses voiles rouge sang de porc chiffonnaient la grève. Les débris de la coque noire jonchaient l’anse aux Chèvres au bas des falaises de craie. Aucun corps n’était encore retrouvé. Par chance une grande partie de la poupe et son tableau gisait presque intacts à environ vingt brasses du bord. Le grand gosse, mon fou, avait dompté les vagues pour lier l’amarre à l’étambot. Nos cob normands avaient facilement hissé la masse flottante au sec. Nous avions réquisitionné huit de ces beaux tâcherons : un attelage de roi. Une fois l’épave sécurisée, j’ai demandé à entrer seule dans la cabine du capitaine.
Largement éventrée elle semblait néanmoins contenir tous ses meubles, entassés au plus profond de l’arrière. Un petit coffre clouté m’attendait au sommet de l’empilement. L’ouvrir fut un jeu pour ma dague effilée. Au dedans, intacte, une lourde poche, une enveloppe de chamoiserie, du chagrin. Elle était estampée aux deux léopards passants et guardants, griffes et sexe dressés, queue en fouet. L’émissaire du Normand n‘avait pas eu le temps ou le courage de la détruire. Sortant de ce cercueil dépouillé, à bout de bras je montrais à mes sbires le précieux écrin de peau. Puis, parvenus dans la grotte du phoque, à la lumière des torches redevenues fidèles, je défaisais lentement les lacs de cuir. L’étui contenait seulement deux objets. Sur le parchemin quelques mots latins que je leur traduisis. « A remettre à François, Duc de Bretagne, sans quoi à l’Océan, par grand fond». Pas de signature mais… Une petite bourse de soie dorée emmaillotait l’anneau ducal. Les espions de Louis étaient, comme à l’accoutumée, bien affranchis. L’alliance d’or que l’Evêque de Lisieux avait glissée au doigt de Charles de Berry était là sous nos yeux, lourde, si lourde. Et moi, Lioûnie la Rouge, remettrai l’anneau à mon Roi, Louis l’Aragne. Et Gervin, mon homme serait bien rogue.
PS : le neuf novembre 1469, sur ordre de Louis XI, l’anneau qui avait marié la Normandie à Charles, frère du roi, fut cassé en deux à coup de marteau sur une enclume en séance publique devant les maistres de l’Echiquier de Rouen. En fait, il avait été piteusement rendu par ledit Charles. Depuis la Normandie est restée française. Mais beaucoup de Normands ont la nostalgie de Guillaume.
Bertrand
Vous l’ignoriez sûrement, mais dans un univers proche et lointain à la fois, existait naguère un endroit dépourvu de frontière et continuellement ouvert : la PTT, Poste pour Toutes Tristesses. Chaque jour et chaque nuit, la PTT recevait puis traitait la peine du monde entier. Ainsi, des lettres contenant les larmes des personnes en souffrance arrivaient sans arrêt. Larmes adressées à un amour perdu, un être disparu ; peines de cœur, d’amitiés ou d’amour ; chagrins d’enfant ou de plus grand… Les postiers triaient l’ensemble de ce courrier des pleurs avant de l’acheminer vers la Centrale du Réconfort.
Parfois, certaines lettres n’avaient pas d’adresse. Les employés de la PTT devaient alors les ouvrir et en libérer le contenu. C’est ce qui arriva ce matin-là… La lettre se trouvait au milieu du grand tas de missives contenant les larmes accumulées durant la nuit. Un postier la repéra immédiatement parmi les autres et la désigna à ses collègues. Tous échangèrent alors un regard lourd d’appréhension. Il y avait du chagrin dans cette lettre. Plein. Elle était trop lourde, trop humide ; personne n’osait l’ouvrir. Cependant, il fallut bien…
Le postier en chef prit alors une grande inspiration et déchira très lentement le haut de l’enveloppe. L’eau de larme perla tout d’abord goutte-à-goutte, puis en mince filet qui se mit à couler sans fin. Le ruisseau se fit ensuite rapidement plus fort et puissant, se changeant en torrent de larmes qu’on ne pouvait arrêter… Les employés n’eurent pas le temps de s’enfuir. La PTT disparut, engloutie par les flots et tous périrent noyés dans ce grand chagrin dont on ignore toujours aujourd’hui la cause.
Cécile
Voilà déjà plus d’une semaine que la lettre était là, sur la petite table de l’entrée et elle n’osait toujours pas l’ouvrir. C’était comme s’il y avait du malheur dedans, trop lourde, trop humide. Chaque jour, elle la regardait, mais ne trouvait pas le courage de la décacheter. Pourtant, il lui en avait fallu du courage, et de la patience, et de la persévérance pour en être arrivée là aujourd’hui. Alors, elle avait peur de la moindre chose qui aurait pu risquer de briser ce si fragile équilibre.
L’écriture lui disait vaguement quelque chose, mais elle ne savait plus quoi…
Cependant, elle se dit que si le destin lui avait envoyé ce courrier, il fallait quand même l’affronter. Alors, par un radieux matin, plus beaux que les autres, se persuada-t-elle, elle prit son courage qui ne lui disait rien à deux mains et ouvrit cette enveloppe.
Soudain, elle fut projetée trente ans en arrière… Comment ce courrier avait-il pu traverser le temps et l’espace pour lui parvenir.
Elle se souvenait maintenant : le jour de ses quinze ans, une journée encore plus triste que les autres, elle s’était écrit cette lettre. Elle se souvenait parfaitement des premiers mots.
« Au secours ! Je suis si malheureuse… C’est sûr que si rien ne change, je préfèrerais mourir ». Pendant quatre pages, elle décrivait sa solitude, son manque d’amour, l’incompréhension de sa « famille », mais pouvait-on appeler ça une famille ? Sa mère qui la détestait, son père qui l’ignorait, ses frères et sœurs, des étrangers qui ne lui voulaient que du mal… Oui, elle se rappela la petite fille qu’elle était. Elle pleura beaucoup sur son sort, se remémorant chaque brimade, chaque souffrance, chaque jour…
Et puis, enfin, elle avait pu partir, elle s’était libérée de ce carcan et avait commencé à vivre. Elle s’était fait la plus jolie vie possible, aimant tout un chacun, aidant tous ceux qu’elle pouvait, souriant toujours devant l’adversité. Mais jamais, jamais, elle n’avait rencontré l’amour. « C’est comme ça, c’est ma vie, se disait-elle ». Et loin d’en vouloir au destin, elle redoublait d’efforts. Alors, évidemment, cette lettre l’avait secouée, perturbée, mais elle se dit que, tout de même, elle avait beaucoup avancé dans sa vie, et qu’elle était enfin heureuse.
Fabienne
Certaines personnes, dans notre vie, sont de solides piliers mais il y a aussi ceux que nous croisons, ceux qui simplement nous effleurent ; Mathias était l’un deux. Une vague bien que régulière relation épistolaire nous tenait lieu d’amitié. Nous égrenions, cinq-six fois l’an, quelques impressions de voyage, évoquions des relations communes, nous laissant parfois aller à échanger quelques enthousiasmes de lecteurs assidus. Cependant, hier, rompant brusquement la légèreté de nos échanges, je venais de réceptionner un sinistre courier tout de noir cerné. Il y avait du chagrin dans cette lettre. Plein. Elle était trop lourde, trop humide, personne n’osait l’ouvrir. Cependant, il fallut bien…
La lettre, un faire-part de décès, concernait son père, personnage ambigu rarement évoqué mais dont, en filigrane, j’avais perçu l’empreinte écrasante. Au faire-part était jointe la première vraie correspondance que Mathias m’adressait. Sans rien réveler de l’existence du défunt, il me livrait le brusque désarroi qu’il ressentait, ce manque profond, immense et pour lui quasi-imprévu, laissé par un départ pourtant prévisible. Blindé dans une carapace nécessaire à sa survie, il pensait avoir su se protéger du désamour paternel qu’il avait toujours subi sans en comprendre la motivation. Bon petit soldat, il avait été un enfant sage, un écolier sans problème particulier puis, un homme respectable, un notable du village où il résidait avec son épouse depuis de nombreuses années. De ce géniteur, il n’avait perçu que la rigueur et la froideur d’une relation conventionnelle dictée par un impératif purement social : ni baiser à l’enfant trop sage, ni tendres conseils à l’adolescent timide et encore moins à l’adulte qu’il était devenu. Quant à sa mère, personne effacée, douce et secrète, elle s’était éteinte trop tôt pour qu’il puisse, sans détours, évoquer ce mal-être. Afin de s’affirmer et de devenir l’homme fort qu’il souhaitait paraître, il avait vécu ces dernières années à l’abri d’un mur fictif qu’il pensait étanche, mais les amarres qu’il savait ténues s’étaient brusquement rompues et sa vie de toutes parts prenait l’eau.
A travers les lignes, j’avais perçu un réel appel au secours et cette confession inattendue m’avait profondément boulversé. Avec une acuité toute particulière, je savais qu’il me fallait absolument sauver Mathias de la noyade à laquelle il semblait promis. Un sentiment étrange m’avait subitement envahi, une sorte d’urgence personnelle à agir. Cette gageure imprévue donnait soudain un sens nouveau à ma vie ; m’y dérober, je le sentais, aurait été me perdre aussi car, en fin de compte, en me libérant de la torpeur où doucement je m’enlisais, involontairement, ce » presque-ami » venait de me sauver.
Patricia